LES CHOSES CHANGENT
(Le dessin est de Manara)
(J'aime d'amour Booba. Voilà, c'est dit, on passe à autre chose!)
Billy est un jeune homme né en 1957 dans une petite ville, grise, fadasse, très ennuyeuse de l'Est de la France.
Il a du talent Billy, il sait peindre.
1975, le bac en poche, il s'en va "conquérir" la Capitale. Exactement comme dans un roman de Balzac sauf qu'en fond sonore, c'est Hendrix et que ses cheveux ne sont pas toujours très propres. Pas la peine de le blâmer Billy, c'était l'époque qui voulait ça.
Il rentre aux Beaux Arts de Paris, autrement appelés École nationale supérieure des Beaux Arts de Paris.
Il ne sait rien de la grande ville, il va s'installer dans un chouette quartier, l'immobilier n'ayant pas encore flambé, il peut se le permettre. Après avoir fantasmé Paris, Billy ne vit pas de triste retour à la réalité à coup de trajets en RER interminables.
Oui les provinciaux, nous avons cette étrange sensation que Paris, c'est autre chose, un mystère qu'on ne peut pas percer. En tous cas sûrement pas en y allant 2 fois l'an pour s'émerveiller devant la Tour Eiffel ou pour s'imprégner fugacement de l'atmosphère spécifique des quartiers populaires en buvant un café, à 3 Euros, en terrasse.
Billy, lui, ce dont il est sûr, c'est que se balader dans Paris, avec ses cheveux longs ondulés, sa chemise étriquée, son pantalon en velours ras et son carton à dessin, c'est bien plus sensationnel que la vie dans la ville fadasse et ennuyeuse à mourir. Oui, sa vie, tout à coup, ressemble à un roman. Au moins à l'incipit, mais c'est sûr, sa vie, allait faire une belle histoire.
Il a toujours voulu peindre, il le fait bien, il le fait tout le temps. Ses profs l'encouragent, il va survoler ses 5 années de Beaux Arts sans arrogance, mais avec assurance. Il est le meilleur à ce qu'on dit.
Il expose ses œuvres en galerie, plusieurs fois, il est à peine surpris, quant à sa famille, elle s'enorgueillit de raconter aux braves gars de la ville grise à quel point le fils, a su conquérir la Capitale avec rien d'autre que son talent.
1980. Juin. C'est la fin de l'année. C'est la fin de la dernière année.
Billy a fini les Beaux Arts, les vacances scolaires commencent ce soir, il doit rentrer dans la ville fadasse, grise et qui n'en finit pas d'être ennuyeuse. Cette année, le retour est spécial, Billy a fini ses études, et le mois de Juillet qui arrive est sûrement le dernier de l'insouciance. Il commence à se poser des questions bizarres. Des trucs qui lui avaient jamais vraiment traversé l'esprit.
Comment on fait quand on a fait des études pour "être un artiste", dans la vraie vie? La vraie vie des factures, celle des amis qui se marient, celle où les enfants deviennent le centre ultime et absolu de l'existence, celle des parents qui attendent de voir les résultats de toute cette vie parisienne qui a dû rudement l'inspirer?
Billy ne sait pas encore très bien ce qu'il va faire, mais, le corps ne mentant pas, il se retrouve à chialer comme un con dans le train qui le ramène chez lui.
Parce que ces 5 années, même s'il a su bien faire semblant, ça n'a jamais été chez lui, il savait qu'il en repartirait un jour ou l'autre.
Chialer devant les autres ne le gêne pas le moins du monde. Rien à foutre de son orgueil, de ses spasmes (il pleure comme un nouveau-né), du regard des autres voyageurs, de leur gêne, des bustes qui se détournent pour ne plus l'avoir lui, le chialeur, en ligne de mire, parce que c'est sûr, quand ça se tétanise de tristesse, ça gêne tout le monde.
Billy s'en fout, y a que sa peine qu'il sent, ce truc qui se brise dans son cœur, ce truc qui va l'éloigner de l'enfance et de ses illusions de grandeur.
La vraie vie c'est peut-être ça, retourner d'où on vient, chialer comme un con dans un train. Rien n'est plus réel qu'un petit mec qui pleure de retourner dans sa province, parce que Billy le sait, il n'en partira plus jamais. Ni de la ville étriquée, ni du renoncement. Il a choisi.
C'est pour ça qu'il chiale, il va devenir un adulte. Il croyait que ça lui arriverait jamais ce con.
2010. Billy est bourré, ses mains tremblent, ses cheveux se sont raréfiés. Il a toujours l'œil qui brille, il sait plus très bien ce qu'il a fait de son talent et de ses pantalons en velours ras.
Il est juste en train de raconter comment ça a été de faire parti du monde, d'être dedans, vibrant et d'un coup, comme ça, revenir encore pire qu'en arrière. Il raconte comment c'est le renoncement, comment à un moment donné, on a le sentiment de ne plus avoir le choix et d'être écrasé sous le poids de la vie. Pas de sa vie, de la vie, sa vie elle est plus là, ça fait longtemps qu'il ne sait plus ce que ça veut dire que d'être en vie, il ne s'interroge même plus, sinon, invariablement, il retourne 30 ans en arrière, dans ce train, à chialer. Et à force, il a plus envie d'y penser.
Il préfère conclure son histoire avec la classique justification "les choses changent Marie".
29 NOVEMBRE 2010. J'ai un mal fou à grandir alors que je commence déjà à vieillir. Cette résignation que je vois, subis aussi, parfois contre mon gré, m'est insupportable.
Je pourrais pleinement l'assumer, vivre comme je l'entends mais ce poids des responsabilités, cette impression de devoir quelque chose à quelqu'un, de ne pas pouvoir choisir, si librement, sa vie, est paralysant.
Qu'est ce qu'on fait? Et surtout comment on fait?
Oh l'acceptation et le courage ils ont bon dos. C'est des concepts beaux à dire en société, mais quand t'es tout seul, à poil, tu peux plus faire genre, tu vois qui t'es et surtout, tu vois ta trouille, celle qui te dit, "va ma fille, fais comme les autres, ça sera moins dur!".
Et on se retrouve le cul entre deux chaises, ni tout à fait résigné ni tout à fait déraisonné. À force de ne pas savoir choisir, on se retrouve nulle part.
Une dame qui compte beaucoup pour moi m'a dit, à notre dernière entrevue, "Par pitié, ne te calme jamais".
J'aimerais être capable de ne jamais me calmer, mais c'est dur, c'est dur de tracer sa voie, parce que pour le coup, éloigner le mimétisme demande une réinvention permanente, et parfois, même si je ne veux pas me calmer, je suis fatiguée...
Billy me dit de faire attention et que dans le fond, la pire chose qui lui soit arrivée, c'est ça, avoir cédé et s'être calmé.
Je vous embrasse.
Commentaires
c est si dur de devenir grand... de se projeter, de se vivre en "vrai" adulte...
j ai ecrit ca il y a quelques jours:
"je n'en ai pas envie... J'ai peur de tout ce que cela implique. J'ai peur de me perdre. J'ai peur d'affronter la vie comme une grande, avec tout ce que ça comprend de renoncements, de responsabilités et d'engagements. De pertes aussi..."
je crois que définitivement, tes mots me comprennent :-)
y a un âge auquel la peur de ne rien faire devient plus forte, où on aurait des fois envie de se dire: "mieux vaut un quelque chose u peu terne, un peu raté, plutot qu un rien plein de grandiloquence et de vie avortée". un âge aussi auquel la pression sociale se fait plus violente...
je traine toujours au fond de moi cette conviction que je pourrais réaliser de belles choses et que ne pas le faire, c est me contenter du minimum syndical de ma vie...
mais le renoncement, putain, le renoncement... oublie! ca fera mal des fois, ca sera fatiguant, usant, plombant mais tant pis... paske ca sera meilleur que tout, de pas avoir abdiqué :-)
des bisous ma belle
Tout est dit, parce qu'une vie banale ne fait envie à personne et voilà pourquoi il faut beaucoup de courage pour s'y épanouir. Plus de courage encore que pour toutes les autres vies.
Ca me fait penser à cette phrase de Houellebecq: "Tout peut arriver dans la vie, et surtout rien." Mouais, pas très optimiste non plus. Pourtant, ce n'est pas parce que tu choisis la voie de la "banalité", de la normalité (vivre en couple, faire des enfants...)que tu renonces à tout le reste (et d'abord c'est quoi le reste?)Faire des "choix d'adulte" ne signifie pas forcément devenir un con qui se laisse porter dans sa petite vie rangée. Il faut savoir apprécier sa vie et tout le bonheur, même parfois petit, qu'elle t'apporte. Le courage c'est savoir s'en contenter, l'apprécier, la réinventer, la sublimer. Et pour cela, ne pas oublier l'enfant qu'on était, nos rêves d'avant, et toujours se remettre en question. Ce que tu fais il me semble.
Allez courage, être adulte ça doit (ça peut!!)pas être si nul...
"Je rappe, et les étoiles entre elles ne parlent que de moi." ;)
Hélène
Ca peut simplement signifier “grandir”.
Augmenter sa puissance et ses envies.
Dans “En attendant Godot” ils attendent.
Ils ne savent plus quoi mais ils attendent.
Et ils ne veulent plus arreter d'attendre
parce que sinon ils ne sauront jamais si
ils ont attendu pour rien.ca me fait penser
a ca ton “dilemne”.
degré élevé en ce moment mais j'y travaille ...
bon courage à toi
perso même si je ne suis qu'au début il n'y a pas un jour qui passe sans que je me pose cette question : n'en sortitai-je pas inadaptée ? qu'est-ce que je vais bien finir par faire , quand ce sera mon tour ? quand je retrouverai le monde normal ?
il faut lutter , essayer de viser le plus haut possible, le plus beau possible . ne pas se resigner ... c'est dur de ne pas se resigner , c'est dur de ne pas rester emmitonnée dans sa couette triple épaisseur trop douce toute neuve de chez ikea . il faut lutter .
continuer même si parfois on a le sentiment que cela nous menera nulle part ..
heureusement il y a le plaisir, la fierté, le bonheur a se coucher apres une nuit blanche passée a peindre ou a dessiner , la sensation d'avoir atteint quelque chose , et l'espérence d'aller toujours plus loin ..
Bref, ton texte en a inspiré plus d'un, je crois que ce qui me plaît c'est le ton que tu emploies, ça nous fait nous sentir plus proches...
ciao
Splint': Non mais ce n'est pas forcément ce que je pense, y a Billy, et Billy c'est pas moi ;)
Merci en tous cas.
Petitprunier: Effectivement, nous sommes sensiblement dans le même type de questionnements. Encore j'ai envie de dire :)C'est pas cette idée de vivre une vie d ouf qui me motive, c'est ce truc, non pas de banalité, mais bien place. Je sais que ce n'est pas ma place, j'aimerais que ça le soit, mais force est de constater, que systématiquement, si je suis dans la "norme", j'arrive plus à respirer... Et, encore, le corps ne ment pas.
Je t'embrasse.
Balibulle: C'est très joli effectivement. Tu penses donc que des envies de "différences" pourraient être motivées par l'envie? En tous cas l'envie de provoquer l'envie (Ouais comme Johnny là, en plein dedans!). Je suis pas sûre. La vie "banale" ne me fait pas peur, au contraire, elle m'intrigue.
Un pote à moi, au début de sa prise de conscience concernant son orientation sexuelle, m'a dit que la chose la plus chère qu'il aurait souhaitée, c'est retourner à la normalité et s'il existait une pilule qui permettait ce changement, il la prendrait, sans hésitation. Ce cas précis n'est évidemment pas à généraliser mais je m'y retrouve un peu. Je ne pose aucun jugement moral, je trouve que la "banalité" n'est pas un choix d'abandon ou de renoncement, mais je pense, dans une certaine mesure, que le modèle dominant ne l'est que parce qu'il est le plus visible et acceptable.
Il est subjectif et pas universel...
Bon je m'emballe.
Je t'embrasse Charlotte et merci pour le lien chez toi. En dessus de la photo de l'ours, j'ai bonne mine.
Hélène: Oh ça c'est sûr on est pas dans le gai.
Alors je crois qu'il y a méprise sur ce que je voulais dire.
Je ne juge pas ce qui est perçu comme "banale", au contraire.
L'idée c'est que des gens y sont bien et heureux dans ce modèle, mais d'autres, comme Billy qui ne sont pas fait pour ça. Il n'est pas question de dire que Billy ou ceux qui ne devraient pas se résigner sont moralement supérieurs, mais que ce n'est simplement pas leur truc.
Que tu t'y épanouisses, toi, je trouve ça super, mais force est de constater que ce qui vaut pour toi, tes rêves, tes envies, tes plaisirs, ne sont pas à généraliser.
Savoir se contenter n'a rien de courageux, se battre à l'infini et espérer non plus.
Mais c'est comme le combat féministe, il permet aux femmes qui veulent travailler de le faire avec facilité et à celles qui veulent rester avec leurs enfants de le faire sans culpabilité, ni jugement.
Chacun est libre.
Le modèle dominant permet à certains de s'épanouir, mais il ne faut pas pour autant que les autres, ceux qui ne s'y sentent pas bien, se forcent à y rentrer.
Voilà. J'ai été un peu longue, mais je ne veux pas que l'on pense que je juge, que j'ai des ambitions supérieures ou ce type de choses. Je 'ai pas des ambitions hautes, mais des ambitions autres (c'est beau comme du Mallarmé, ça rime en plus).
Je t'embrasse.
Anonyme: C'est un peu ça oui. L'exemple est bien choisi. Attendre, mais attendre quoi? pas la moindre idée.
La reine: Merci à toi aussi.
Flux: Il s'est posé les questions un peu tard oui... En même temps avant que la boucle se boucle, il ne voyait pas comment il aurait pu en être autrement, du succès, des pinceaux...
Continue, la fierté, c'est quand même un truc qui déchire.
NagyNinaMontanaro: Comme tu as raison. Ils (Je?) veux le beurre, l'argent du beurre, le cul rebondi de la crémière. Ah cette conasse de toute-puissance!
bon ça y est c'est lu,
ce que ça provoque en moi : c'est très profond et intimiste comme réaction , je vais garder tout ça pour moi (non, pas du tout, j'ai pas la flemme d'écrire ...hi)
Caro
Ton post me fait penser à la dernière chanson de Pink «Raise your glass»: So raise your glass if you are wrong, in all the right ways,... We will never be, never be anything but loud!!
Je ne sais pourquoi, ça me fait le plus grand bien de te lire :-)
Valérie du Québec
Et sinon moi aussi j'adore Booba!
Bisous
J'ai une peur incroyable de devenir une adulte.
J'ai 20 ans et je suis en L3 d'anglais et j'ai pas du tout envie de passer en master ou autre, de trouver un boulot dans deux ans. Je veux pas grandir, vraiment pas. J'ai pas envie de me projeter dans un futur dont je n'ai pas envie. J'ai l'impression de n'être qu'une gamine, je veux que ça reste comme ça !! En fait je crois que c'est surtout parce que j'ai la trouille ... mais je n'ai pas encore trouvé comment l'effacer cette trouille.